Figure emblématique de la blockchain, Gavin Wood n'est pas un observateur ordinaire de l'écosystème crypto. Co-fondateur d'Ethereum et créateur de Polkadot, ce technologue britannique a façonné des pans entiers de l'industrie depuis 2014. Dans une récente interview pour le podcast Empire, Wood livre une analyse sans concession de l'état actuel du secteur qu'il a contribué à bâtir. Son verdict est sévère : l'industrie crypto, embourbée dans la spéculation, s'est éloignée des idéaux originels du Web3.
📺 Video interview : Ethereum Co-founder: Why Crypto Has Failed
🔎 La crypto à la croisée des chemins : vision d'un pionnier désenchanté
Derrière son apparente critique se dessine une vision bien plus profonde : celle d'un Web3 pensé comme un système d'exploitation social alternatif, capable de redonner souveraineté et transparence aux citoyens. Alors que le secteur semble obsédé par les rendements financiers rapides, Wood rappelle ce qui était, selon lui, la promesse fondamentale de cette technologie : un changement de paradigme dans notre rapport aux institutions et à l'information.
Entre critique acerbe des projets spéculatifs, présentation de ses nouvelles ambitions techniques avec JAM, et réflexion fondamentale sur l'opposition entre Web3 et IA centralisée, Wood nous offre une plongée fascinante dans l'esprit d'un des architectes les plus influents de l'écosystème blockchain.
😶🌫️ La grande bifurcation : entre "vrais bâtisseurs" et "vendeurs de hype"
Wood débute son analyse par une citation qu'il attribue à Gandhi : "Il y a deux types de personnes dans le monde : ceux qui font le travail et ceux qui en prennent le crédit." Cette dichotomie, selon lui, s'applique parfaitement à l'industrie crypto actuelle. D'un côté, une poignée d'équipes travaillent sincèrement à faire avancer les idéaux originels du Web3 ; de l'autre, une majorité se concentre sur la création de "hype" dans le seul but d'attirer des capitaux et de faire monter la valeur de leurs tokens.
Cette dérive n'est pas anodine pour le co-fondateur d'Ethereum. Elle constitue une trahison des principes fondateurs du mouvement qu'il a contribué à lancer. "J'ai écrit le manifeste Web3", rappelle-t-il implicitement, signalant que sa vision différait radicalement de ce que la crypto est devenue aujourd'hui.
Sa critique la plus virulente cible les projets axés sur les meme coins et la finance spéculative, qu'il qualifie sans détour "d'économie Mickey Mouse" et de "casinos non réglementés" dominés par le délit d'initié. Lorsque l'hôte du podcast évoque des projets populaires comme Solana, Wood répond sans ambages : "Je pense qu'ils sont très talentueux pour se faire de l'argent." Une formule qui résume sa perception d'une industrie ayant substitué l'enrichissement personnel rapide à la mission de transformation sociale.
Wood propose une grille de lecture simple pour distinguer l'utilité réelle : si une fonctionnalité était suffisamment utile pour être implémentée même sans blockchain, alors son adaptation à la blockchain apporte une valeur ajoutée authentique. À l'inverse, les usages qui n'existeraient pas sans la blockchain (comme les meme coins) révèlent leur nature purement spéculative. Il cite comme contre-exemple vertueux Mythos (Mythical Games) qui utilise Polkadot pour garantir aux joueurs la propriété directe de leurs actifs in-game, un cas d'usage qui serait pertinent même sans blockchain, mais qui gagne en souveraineté grâce à elle.
🔮 Le Web3 originel : au-delà de la crypto, un nouveau contrat social
Pour comprendre la déception de Wood, il faut revenir à sa vision originelle du Web3, terme qu'il a popularisé bien avant qu'il ne devienne un buzzword marketing. Pour lui, le Web3 n'est pas simplement une nouvelle itération technologique, mais une alternative aux systèmes sociaux traditionnels en perte de confiance.
"Ce dont nous avons besoin, ce sont des systèmes qui peuvent allouer des ressources de manière transparente et efficace pour le bénéfice de ceux qui y contribuent," explique-t-il, pointant vers la diminution progressive de la confiance dans les institutions traditionnelles, particulièrement aux États-Unis. Dans cette optique, les technologies blockchain seraient moins des outils financiers que des infrastructures de gouvernance alternatives, capables de remplacer certaines fonctions traditionnellement dévolues aux services publics.
Cette vision distingue nettement Wood de nombreux acteurs du secteur. Il insiste régulièrement : "Je ne me considère pas comme un 'crypto guy', je me considère comme un praticien du Web3." Cette nuance n'est pas cosmétique - elle reflète un positionnement idéologique profond sur la finalité des technologies qu'il développe.
Deux concepts clés émergent de sa vision : la souveraineté et la transparence. La souveraineté économique, notamment, constitue selon lui un avantage majeur de Polkadot par rapport à Ethereum. Là où Ethereum oblige les utilisateurs à payer en ETH pour chaque transaction, Polkadot permet aux projets de concevoir leur propre économie indépendante, sans imposer de token sous-jacent à leurs utilisateurs.
🛠️ Polkadot : succès techniques, échecs d'adoption
💡 Pour ceux qui veulent explorer Polkadot Guide / Terminal
Wood analyse sans fard les succès et les échecs de Polkadot, le projet qu'il a lancé après avoir quitté l'écosystème Ethereum. Côté réussites, il cite la scalabilité couplée à la généralité et à la résilience - là où Bitcoin avait privilégié la résilience et Ethereum la généralité, Polkadot aurait réussi à ajouter l'échelle sans sacrifier les deux autres attributs.
Mais le principal échec qu'il reconnaît concerne l'adoption : "Ce qui nous a vraiment retenus était l'absence d'un creuset central, d'un pot de mélange où les gens pouvaient essayer avant de réellement s'y plonger." En d'autres termes, la barrière à l'entrée de Polkadot s'est révélée trop élevée pour les développeurs, contrairement à Ethereum qui permettait de "bricoler" facilement sur la plateforme.
Cette autocritique révèle la tension permanente dans la conception de Wood : entre rigueur technique et accessibilité, il a clairement privilégié la première, au détriment parfois de la seconde. C'est précisément ce qu'il cherche à corriger avec ses nouvelles initiatives, comme le Polkadot Hub et surtout JAM.
⚡️ JAM : repenser la scalabilité sans fragmentation
🔎 Lire l'article complet "JAM : La révolution Cloud Web3"
Face à l'émergence des roll-ups Ethereum (Arbitrum, Optimism) et des chaînes de niveau 2, Wood voit une confirmation de l'approche multichain qu'il défend depuis des années. "C'est très gratifiant" admet-il, observant que ces projets adoptent finalement une architecture similaire à celle de Polkadot. Mais il identifie également une limitation fondamentale dans leur approche : le "partitionnement persistant".
Ce concept technique, central dans sa critique, désigne la fragmentation de l'écosystème en chaînes distinctes qui peinent à interagir efficacement. "Ils essaient de séparer les différentes voies d'utilisation dans leurs propres chaînes, et en les séparant, ils les maintiennent séparées indéfiniment," explique-t-il.
C'est pour résoudre ce problème qu'il développe JAM, présenté comme une évolution de l'architecture de Polkadot. L'ambition : créer un environnement cohérent et entièrement synchrone qui pourrait se mettre à l'échelle "plus ou moins indéfiniment sans le fragmenter." Une réponse directe aux approches d'Ethereum avec les roll-ups et même à la conception originelle des parachains de Polkadot.
Cette évolution technique illustre la constante recherche d'équilibre chez Wood : entre la nécessité pragmatique d'une faible barrière à l'entrée (comme Ethereum) et l'ambition d'une infrastructure techniquement supérieure capable de soutenir des applications à grande échelle.
🔑 Web3 vs IA : l'opposition fondamentale selon Wood
L'un des passages les plus marquants de l'interview concerne l'opposition que Wood établit entre Web3 et intelligence artificielle centralisée. Cette analyse dépasse largement les considérations technologiques pour toucher à des questions de philosophie sociale et politique.
"Le Web3, ce sont des technologies largement gouvernées par le concept de 'moins de confiance, plus de vérité'. L'IA, en tant que technologie, c'est vraiment 'moins de vérité, plus de confiance'", affirme-t-il catégoriquement. Cette formulation synthétique résume sa vision : là où le Web3 cherche à minimiser le besoin de confiance en institutions tierces grâce à la transparence des protocoles, l'IA concentre le pouvoir informationnel dans les mains de quelques acteurs.
Wood pousse l'analyse jusqu'à une conclusion tranchante : "Un monde qui fait confiance à un seul individu pour toute sa collecte d'information est un monde foutu, n'en doutez pas. Et c'est le monde que ces PDG d'IA veulent construire, ne vous y trompez pas. Ils veulent être les dictateurs de la vérité."
Cette opposition fondamentale explique pourquoi il considère le Web3 comme un contrepoids nécessaire à la montée en puissance des systèmes d'IA centralisés. Dans sa vision, seules des technologies décentralisées peuvent garantir la survie d'un espace informationnel pluraliste face à la concentration du pouvoir informationnel.
🕵️♂️ La preuve d'humanité : un enjeu fondamental négligé
Prolongeant sa réflexion sur les risques de l'IA, Wood aborde un sujet rarement discuté avec autant de profondeur dans la sphère crypto : la nécessité d'un système de "preuve d'humanité" (proof of personhood) véritablement décentralisé.
Sa critique de WorldCoin, projet de Sam Altman visant à créer un registre global d'identités humaines via des scans d'iris, est sans appel : "L'approche WorldCoin est défectueuse. Elle est basée sur la confiance." Il pointe l'incohérence d'un système censé garantir l'unicité humaine mais reposant sur une autorité centrale qui détient à la fois le pouvoir de certification et les données biométriques collectées.
Wood articule clairement les raisons pour lesquelles un tel système est crucial : dans un univers numérique peuplé de bots et d'IA génératives, la capacité à distinguer les humains des entités automatisées devient fondamentale pour préserver l'intégrité des interactions sociales. Il évoque notamment les manipulations politiques à grande échelle, citant le cas récent de milliers de comptes Twitter pro-russes influençant les élections roumaines.
Cette réflexion révèle une constante dans la pensée de Wood : sa préoccupation pour les implications sociales et politiques des technologies qu'il développe, bien au-delà des simples considérations financières ou techniques.
🤖 Un technologue face au marketing
L'interview révèle également la tension personnelle que vit Wood entre ses compétences techniques et les exigences marketing de l'industrie. "Je suis un technologue. Je suis plutôt bon dans ce domaine," affirme-t-il, tout en reconnaissant ses limites : "En termes d'atteindre de grandes foules avec des messages simples qui sont facilement compris et peuvent ne pas être très nuancés... pas vraiment mon truc."
Cette honnêteté contraste avec l'approche de nombreux fondateurs de projets crypto, souvent aussi à l'aise dans la promotion que dans la conception technique. Wood semble accepter cette limitation, préférant déléguer les aspects marketing à d'autres tout en se concentrant sur ce qu'il fait le mieux : concevoir des architectures techniques sophistiquées.
Il évoque avec une certaine nostalgie le modèle de développement communautaire de Bitcoin, où des passionnés promouvaient le projet par conviction plutôt que par intérêt financier direct. Cette vision quelque peu idéaliste trahit peut-être une difficulté à embrasser pleinement les réalités marketing d'une industrie devenue hautement compétitive.
🎯 Conclusion : Web3, un avenir au-delà de la spéculation
Malgré sa critique acerbe de l'industrie crypto actuelle, Wood conclut sur une note résolument optimiste. Il voit dans les bouleversements actuels une opportunité de transformer les systèmes sociaux traditionnels, qu'il juge dépassés et inefficaces.
"Je pense qu'il y a une opportunité ici pour des changements vraiment importants où la technologie peut remplacer ces systèmes anciens, frisquets, souvent injustes et hautement sous-optimaux par des systèmes d'exploitation sociaux bien meilleurs, beaucoup plus transparents et beaucoup plus agiles."
Cette vision finale résume parfaitement le positionnement de Wood : au-delà du bruit médiatique et de la frénésie spéculative, il perçoit les technologies blockchain comme des outils de transformation sociale profonde. Son approche, résolument ancrée dans des principes éthiques et politiques, tranche avec le pragmatisme financier dominant l'industrie.
À l'heure où l'IA centralisée monopolise l'attention et les investissements, la vision alternative de Wood pour un Web3 authentiquement décentralisé rappelle les ambitions initiales du mouvement blockchain. Qu'on adhère ou non à sa critique sévère des tendances actuelles, sa contribution au débat sur l'avenir des technologies décentralisées demeure essentielle pour maintenir vivant l'esprit originel du Web3 - celui d'une technologie au service de l'émancipation citoyenne plutôt que de la spéculation financière.
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